Contrat de travail

Enchainer 1 117 CDD à la suite… Une salariée l’a fait!

En 2015, l’ancienne ministre du travail Myriam El Khomri, sur le plateau de Jean-Jacques Bourdin semblait ignorer la loi concernant le renouvellement des CDD. Le présentateur l’a donc informé qu’un CDD était renouvelable 2 fois maximum… En principe, car de nombreuses exceptions existent. Cette scène n’a pas du beaucoup faire sourire Sylvia Rausa, ex employée de la Caisse régionale de la Sécurité Sociale des mines (Carmi) dans le Nord, qui a enchainé pas moins de 1 117 CDD en l’espace de 12 ans. Ce chiffre astronomique pose question. L’ex salarié a donc décidé d’assigner son employeur au Conseil de Prud’hommes.

Un enchainement de nécessité

De Janvier 2002 à Février 2014, cette ex-salariée de la CARMI a enchainé 1117 CDD soit 93 par an en moyenne. Dans les colonnes de La Voix du Nord, elle précise qu’elle était agent de service hospitalier. Elle a commencé par faire le ménage, puis faire de la veille de nuit et enfin par s’occuper de personnes âgées. Elle affirme avoir fait à plusieurs reprises du « contre postes », c’est-à-dire qu’elle prenait un poste à 21 heures avant d’en enchainer un autre à 6h le matin suivant. Il lui serait arrivé d’enchainer 3 semaines sans jour de repos. Inutile de préciser qu’elle n’a jamais pris de vacances par peur de froisser son employeur et de ne plus être rappelée.

Lassée de cette situation, elle a passé une formation d’aide-soignante en 2014 afin d’être embauchée en CDI. Malheureusement, tout ne s’est pas passé comme prévue. Elle décroche bien un CDI, mais à mi-temps tandis que pendant ce temps, la Carmi a pourvu 7 CDI à temps plein sans jamais retenir son profil car il ne « correspondait pas ».
Evidemment, cette situation ne lui convenait pas mais la dure réalité l’obligeait à subir cette situation. Mère de 3 enfants, elle n’avait pas le choix pour subsister à leurs besoins.
Ce n’est qu’en Aout 2016 que cette dernière décide finalement de prendre acte de son contrat de travail aux torts de l’employeur.
La situation paraît absurde et complètement illégale, mais est-ce si évident que cela ?

Rappel de base : CDD renouvelable 2 fois sur 18 mois

La loi dispose qu’un cdd peut être renouvelé deux fois sans excéder la période maximale. Celle-ci est en principe de 18 mois, mais des exceptions peuvent la rallonger jusqu’à 24 mois en cas de commande exceptionnelle par exemple.

A la lecture de ce principe, il ne fait aucun doute que l’employeur de Sylvia Rausa est fautif. Elle réclame donc la requalification de tous ces contrats en CDI afin que la rupture soit requalifié de licenciement sans cause réelle et sérieuse et percevoir les indemnités qui correspondent.
Cependant, il existe des cas prévus par la loi qui permettent d’enchainer plusieurs CDD à la suite. La Carmi se prévaut de l’exception suivante :

Contrats conclus pour remplacement temporaire de salariés absents

Lorsqu’un salarié est absent, il est parfois difficile de déterminer la date exacte de son retour. C’est pourquoi la loi n’impose pas un terme précis dans ce type de contrat de remplacement alors qu’elle l’impose pour les autres CDD. De plus, les 18 mois ne s’appliquent pas non plus.

Il est donc possible d’enchainer plusieurs CDD successifs et sans délai de carence avec le même salarié en cas de remplacement temporaire d’un salarié absent. Néanmoins, il existe une limite qui fait toujours débat au sein des juridictions européennes et françaises, pas toujours en accord.

Cette succession ne doit pas pourvoir, en réalité, un emploi permanent, un poste de « remplacent permanent ». L’employeur ne peut recourir de façon systématique aux CDD de remplacement pour faire face à un besoin structurel de main-d'œuvre lié à l'absentéisme.

La difficulté réside dans l’interprétation de cette limite.

Le recours aux CDD successifs doit être justifié par des raisons objectives

Afin de protéger les salariés contre l’emploi précaire, la cour de justice européenne a instauré un contrôle. Si l’employeur est en droit d’avoir recours aux CDD successifs dans le cadre d’un remplacement de salarié absent, il doit toutefois prouver qu’il a des raisons objectives de le faire. Pour cela, il faut prendre en compte les circonstances, le nombre de contrats et la durée de ceux-ci.

Une affaire semblable à celle qui oppose la salariée de la Carmi à son employeur a eu lieu en 2012 en Allemagne. La cour fédérale allemande l’a renvoyé à la Cour de justice de l'union européenne (CJUE) qui a dû se prononcer.

Dans celle-ci, Une assistante au greffe du tribunal cantonal de Cologne a été employée pendant une période de onze années ininterrompues, dans le cadre de 13 CDD successifs, au titre du remplacement d’employés sous CDI. Cette dernière a donc réclamé la requalification de ces CDD en CDI au motif que cette situation ne pouvait correspondre à un besoin temporaire en personnel de remplacement et que par conséquent, l’employeur ne disposait pas de raison objective.

La problématique soulevée dans cette affaire mais également dans celle de Sylvia Rausa et la Carmi est la suivante : Le besoin en personnel de remplacement, lorsqu’il est récurrent voire permanent, est-il une raison objective justifiant le recours à des CDD successifs ?

La CJUE a rappelé que le remplacement temporaire d’un salarié absent constituait une raison objective au recours au CDD successif pour ensuite affirmer que lorsque ce besoin est permanent, il n’engendre pas la disparition d’une raison objective. Finalement, un contrôle doit avoir lieu, sur les circonstances du recours, le nombre et la durée des CDD.

Dans l’affaire opposant la CARMI avec l’ex salariée, à ce stade, le recours au CDD successifs n’est donc pas condamnable car leur objet était le remplacement temporaire de salariés absents et donc bien une raison objective. Comme ce besoin s’est étalé sur une période de 12 ans, il peut être qualifié de « permanent », mais comme la CJUE l'a montré, la raison objective ne disparaît pas automatiquement. Il faut donc vérifier si la finalité n’était pas de pourvoir un poste permanent. Il faut bien comprendre que la requalification n’est pas automatique et d’abord procéder à l’examen des circonstances, la durée et le nombre de CDD.

La cour de Cassation plus sévère que la CJUE

La cour de Cassation quant à elle, ne semble pas se poser autant de questions puisqu’elle sanctionne le recours systématique aux CDD de remplacement pour faire face à un besoin structurel de main-d’œuvre lié à l’absentéisme en requalifiant la relation contractuelle en CDI. Ce fut le cas dans 2 affaires où le salarié avait occupé, pendant quatre ans, 94 CDD successifs avec la même qualification et le même salaire, quel que soit le remplacement assuré (Cass. soc., 4 décembre 1996, nº 93-41.891P) et dans celle de cet autre salarié, employé sous 22 CDD successifs, avec des tâches identiques et la même qualification pour remplacer des salariés absents.


CONCLUSION

Nous avons donc d’un côté la CJUE qui valide le recours aux CDD successifs même en cas de besoin permanent (sous contrôle) et de l’autre La Cour de Cassation qui requalifie systématiquement en CDI.

Avec ces éléments la situation paraît flou d’un point de vue théorique, cependant, au vu de la jurisprudence nationale, il y a de grande chance que la salariée de la CARMI voit sa demande aboutir puisque l’enchainement de 1 117 CDD en 12 ans ressemble fortement à la compensation d’un déficit structurel permanent, autrement dit, au pourvoi d’un emploi permanent, ce qui est interdit.

Enfin, même si la CJUE ne requalifie pas systématiquement, le contrôle qu’elle ferait, si elle était saisie, au vu des circonstances, du nombre de CDD et de leur durée aboutirait probablement à la même conclusion.