Discrimination

Le principe de neutralité religieuse en entreprise

La Cour de cassation, ce vendredi 22 Novembre 2017, s'inscrit dans la continuité jurisprudentielle initiée par la Cour de justice de l'Union Européenne, qui permet aux entreprises privées de mieux connaître le cadre juridique traitant du comportement religieux de leurs salariés. Comment ce principe fonctionne en entreprise ? Avec l'expertise de Maître Antoine Bighinatti, ce principe n'aura plus de secrets pour vous !

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis Avocat spécialiste en droit du travail au sein du Cabinet ACTION-CONSEILS à Valenciennes.

J’ai toujours eu une passion pour cette matière qui est à la fois très technique et particulièrement vivante puisqu’elle est en constante évolution tant sur le plan de la loi qu’avec les accords collectifs et les interprétations jurisprudentielles qui sont faites de l’ensemble de ces dispositions.

J’enseigne également cette matière à la faculté de droit et de gestion de Valenciennes et intervient auprès du Centre de Formation des Avocats de Lille (IXAD) pour former les jeunes élèves avocats qui se destinent à cette carrière.

Je collabore tant avec des organisations syndicales de salariés qu’avec des entreprises et plus particulièrement leur service des Ressources Humaines.

La formation et la réactivité sont au cœur des préoccupations du Cabinet ACTION-CONSEILS. (www.action-conseils.com).

Pouvez-vous présenter l’utilité de ce principe pour l’employeur ? Et pour le salarié ?

Quand bien même une entreprise a eu une finalité économique, elle constitue un lieu de socialisations, de discussions, d’interactions et parfois même de confrontations tenant à la personnalité des salariés, leur histoire, leurs convictions, leur culture mais aussi leur croyance ou non croyance religieuse.

Il a été observé que les acteurs de l’entreprise étaient de plus en plus fréquemment confrontés aux difficultés liées à l’expression des convictions religieuses.

L’article 1er de la constitution du 4 octobre 1958 reprend l’article 10 de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen et dispose que : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »

Ce principe de neutralité concerne l’Etat qui est laïque et indépendant de toute organisation religieuse, quelque qu’elle soit.

Le principe de laïcité figure au nombre des droits et libertés que la constitution garantit.
La neutralité est alors entendue comme l’absence de manifestation des convictions religieuses.

Cela étant, une entreprise ou une organisation privée n’est pas tenue à une obligation de neutralité.

Elle se doit de respecter la liberté de l’ensemble des salariés, ainsi que de ses clients, de manifester leur religion dans les limites du bon fonctionnement de l’entreprise.

Dès lors, et au sein d’une communauté de travail, chaque salarié bénéficie de libertés et de droits fondamentaux que l’employeur doit, en sa qualité, faire respecter.

L’article L 1132-1 du code du travail précise qu’aucun salarié ne peut faire l’objet d’une mesure discriminatoire directe ou indirecte en raison notamment de ses convictions religieuses.

La neutralité implique pour l’employeur qu’il ne puisse être confronté à des revendications fondées exclusivement sur l’appartenance religieuse.

Au contraire, il lui appartient de faire respecter le principe de non-discrimination.

Pour le salarié, il s’agira précisément d’être protégé contre toute différence de traitement, le cas échéant, qui lui serait défavorable en raison de son appartenance vrai ou supposée à une religion.

Comment inscrit-on ce principe ?  Quelles sont les étapes clés ?

Dans le code du travail, les articles L.1121-1 et L.1321-3 garantissent les libertés individuelles et collectives de chacun des salariés.

L’employeur peut néanmoins apporter des restrictions à la liberté de manifester des convictions, notamment sur le plan religieux, dès lors que cette restriction est justifiée à la fois par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché.

L’article L 1321-2-1 du code du travail tel qu’issu de la loi du 8 août 2016, dite « loi travail » donne la possibilité pour un employeur d’introduire dans son règlement intérieur des dispositions instaurant une neutralité au sein de l’entreprise conduisant à limiter l’expression des convictions notamment religieuses des salariés.

La jurisprudence a été abondante sur la question puisque la Cour de Justice de l’Union Européenne a dû trancher des différends opposant employeurs et salariés sur le fait religieux en entreprise.

Il est donc possible, pour un employeur, d’inscrire sous certaines conditions une restriction dans la manifestation des convictions religieuses.

L’adoption de ce règlement intérieur ne pourra intervenir qu’après que les représentants du personnel aient été informés et consultés sur la disposition que l’employeur veut mettre en place.

A l’issue de cette consultation, la modification du règlement intérieur devra être soumise au contrôle de l’inspection du travail et fera l’objet d’une publication auprès du greffe du Conseil de Prud’hommes.

Une information des salariés devra intervenir et l’affichage de ce règlement intérieur devra être diffusé.

Comment ce principe est-il encadré juridiquement ? L’employeur a-t-il une certaine marge de liberté dans la mise en place de ce principe ?

Les dispositions issues de la « loi travail » et que l’on trouve à l’article L 1321-2-1 du code du travail reprennent le raisonnement tenu par les juges dans l’affaire de la crèche Baby Loup, lesquels avaient jugé qu’un licenciement d’une salariée en violation d’une clause de neutralité était valable dans la mesure où l’Association qui avait imposé cette neutralité était de taille réduite et que la restriction n’était destinée qu’au personnel en contact avec les enfants et leurs parents.

Plus récemment, la Cour de Cassation a, par une décision du 22 novembre 2017, tiré les conséquences d’une décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne en date du 14 mars 2017.

Il s’agissait d’interpréter une directive du 27 novembre 2000.

L’affaire concernait le licenciement de salariées qui avaient refusé de retirer leur foulard islamique alors qu’elles avaient un contact avec la clientèle.

La Cour de Justice de l’Union Européenne a estimé qu’une telle interdiction de port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail ne constituait pas une discrimination directe fondée sur la religion.

Cela étant, autant la règle de neutralité était valable dès lors que le travail impliquait un contact visuel avec les clients, autant il avait été décidé que le refus de la salariée de se conformer à une telle restriction aurait dû conduire l’employeur à proposer un poste de travail n’impliquant pas ce type de contact visuel ; cette mesure étant à privilégier par rapport au licenciement prononcé.

La Cour de justice avait également décidé que l’employeur, qui avait pris en compte le souhait d’un client de ne plus voir les services assurés par une salariée portant un foulard islamique ne pouvait constituer une exigence professionnelle essentielle et déterminante.

La Cour de Cassation s’est alignée sur ces raisonnements.

Une salariée, exerçant des fonctions d’ingénieur, a fait l’objet d’un licenciement au motif qu’elle avait refusé d’ôter son foulard islamique alors qu’elle intervenait auprès d’entreprises clientes de son employeur.

Il lui avait été indiqué oralement qu’elle devait retirer, lors de ses interventions, ce foulard islamique ; s’agissant par ailleurs d’une volonté exprimée par le client.

Il est à relever qu’il n’y avait pas de clause de neutralité intégrée au règlement intérieur.
Les premiers juges avaient estimé le licenciement justifié au motif que la restriction était justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché ; l’employeur n’ayant exigé le retrait du foulard que lors des contacts avec la clientèle.

La Cour de Cassation a estimé que le licenciement était quant à lui discriminatoire dans la mesure où aucune clause de neutralité interdisait le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail et qu’une interdiction orale visait une religion déterminée.

Elle a décidé que la seule prise en compte des exigences d’un client concernant le port du voile ne permettait pas de justifier une telle restriction.

Concrètement donc, le comportement à adopter pour un employeur qui souhaite interdire le port de signes religieux à l’égard de salariés en relation avec la clientèle consiste :

  • Tout d’abord en l’adoption d’une clause de neutralité générale qui doit être intégrée au règlement intérieur,
  • Ou dans une note de service mais soumise aux mêmes dispositions d’adoption que le règlement intérieur.

A défaut, l’employeur prendrait le risque d’être accusé de discrimination fondée sur les convictions religieuses.

La clause de neutralité ne pourra être justifiée que si elle ne s’applique qu’aux salariés qui ont un contact direct avec la clientèle et ne pourra pas être appliquée de manière générale et absolue.

Par ailleurs, l’interdiction devra être justifiée par la nature de la tâche à accomplir ou les conditions de l’exercice de l’activité professionnelle.

La volonté de l’employeur de tenir compte des souhaits de ses clients est une considération subjective qui n’est pas conforme.

Enfin, et avant même de procéder à l’éventuel licenciement du salarié, il est donc conseillé de tenter de le reclasser sur un poste sans contact visuel avec les clients.

Cette tentative de reclassement n’implique pas néanmoins que l’employeur s’impose de contraintes particulières et de charges supplémentaires.

La marge de liberté de l’employeur dans la mise en place de ce principe est donc relativement limitée.

Comment le salarié peut-il s’y préparer ? Pouvez-vous nous donner 5 conseils pour le salarié qui s’y prépare ?

Les conseils que l’on peut prodiguer au salarié sont tous interdépendants.

Le principe est qu’un salarié peut librement manifester sa religion.

Pour autant, les impératifs tenant à la santé, à la sécurité ouaux nécessités de la tâche à accomplirpeuvent conduire à limiter cette liberté.

En toute hypothèse, la liberté de manifester sa religion trouve une limite dans le prosélytisme qui doit s’entendre comme un zèle ardent pour recruter des adeptes, pour tenter d’imposer ses convictions.

Comme il l’a été dit, la liberté religieuse peut être limitée jusqu’à aller à la neutralité dès lors que cela pourrait être justifié par l’exercice d’autres libertés ou droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ou du service.

Un salarié peut être autorisé à disposer les objets personnels, y compris religieux, dans son espace de travail sous réserve que cela n’entraine pas un trouble objectif au bon fonctionnement du service.

La situation sera différente selon que le salarié dispose d’un bureau seul ou qu’il travaille ou non dans un espace de réception de la clientèle.

Il n’est pas interdit d’engager une conversation personnelle dans l’entreprise en ce compris les discussions relatives à la religion.

Ce principe est tempéré si les modalités et les circonstances de ces échanges créent également un trouble objectif au bon fonctionnement du service comme par exemple le fait d’adresser de manière répétée et insistante des remarques aux collègues de travail sur leur comportement, leur vie personnelle qui est de nature à créer un climat de tension au sein de la communauté de travail.

Enfin, tout à chacun peut parfaitement refuser d’être présent à l’occasion d’une fête religieuse au sein de l’entreprise sauf si, par exemple, au regard des tâches qui sont confiées au salarié, sa mission consisterait à y assurer la sécurité.

Comment l’employeur peut-il restreindre l’expression de la liberté religieuse ? Que dit la jurisprudence à ce propos ? La Loi ?

Les dispositions légales et jurisprudentielles principales ayant été exposées à l’occasion des questions précédentes, les salariés comme les employeurs peuvent utilement consulter le guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées édité par le Ministère du Travail de l’Emploi et de la Formation professionnelles sur son site.

Ce guide tente d’apporter les réponses sur les droits et obligations mais aussi sur les comportements à adopter à l’occasion de l’exécution de la relation contractuelle.

La neutralité religieuse est-elle vraiment possible en entreprise ?

L’objectif du législateur a été de trouver un équilibre entre l’exercice d’une liberté fondamentale et l’interdiction de tout discrimination et les nécessités de fonctionnement internes qui ne doivent pas être objectivement troublées par l’exercice de cette liberté fondamentale.

Cet équilibre est difficile à trouver est doit constamment être évalué et adapté aux évolutions dans l’organisation et le fonctionnement de l’entreprise.

Le mot de la fin ? Le conseil de la fin ?

La difficulté de trouver un équilibre implique la prise en compte du contexte et de l’organisation propres à chaque entreprise avec beaucoup de pragmatisme ; chaque situation entraine la mise en place de solutions différentes.

Il n’existe pas de solution type applicable à tout le monde.

A mon sens, la compréhension et l’acceptation des règles passent par un dialogue et une concertation permanente tant avec les institutions représentatives du personnel qu’avec les salariés eux-mêmes.

Beaucoup de situations deviennent conflictuelles par manque de dialogue et d’incompréhension mutuelle.

Une fois le conflit apparu, il est en pratique toujours très délicat d’apaiser le climat social.

Il est d’autant plus important de se préoccuper du fait religieux en entreprise que, comme il l’a été expliqué en introduction, il s’agit de quelque chose qui, étant le reflet de notre société, pousse les portes des entreprises et organisations privées et qui s’impose comme une question majeure.